Dans la majorité des organisations structurées, le processus achat n’est pas un problème en soi. Il est utile, souvent bien conçu, et nécessaire pour garantir la conformité, la transparence et la maîtrise budgétaire. Les outils sont là, les étapes sont claires, les workflows sont automatisés.
Et pourtant, malgré un processus achat bien huilé, les projets stratégiques peinent à aboutir dans les délais, avec les bons partenaires, et dans des conditions contractuelles optimales.
Le paradoxe n’est pas que le processus est mauvais. C’est qu’il est bien suivi, mais mal aligné avec les autres fonctions clés de l’organisation. Les prescripteurs, les juristes, les DSI, les acheteurs, la finance… chacun agit dans sa propre logique, avec ses propres priorités, son propre langage. Le processus est là, mais l’alignement interne est absent.
Ce décalage ne produit pas toujours des échecs visibles. Mais il génère une usure invisible, une perte de temps, des frictions organisationnelles, des renoncements silencieux. Et surtout, il empêche le service achat de jouer pleinement son rôle stratégique.
Le problème n’est pas la procédure. C’est l’incapacité collective à en faire un levier partagé.
Le processus achat fonctionne… mais personne ne le suit vraiment dans les moments critiques
Dans les phases de routine (achats récurrents, faible enjeu), le processus achat remplit sa mission. Les utilisateurs savent comment s’y prendre. Les bons de commande sont tracés. Les fournisseurs sont connus. Les validations se font dans les temps.
Mais dès que le besoin devient stratégique, technique, complexe, ou transverse, le processus n’est plus suivi “dans l’esprit”. Il est contourné, tordu, précipité. Non par malveillance, mais par contrainte de terrain.
Le métier veut aller vite et sécuriser son livrable. Le juridique cherche à verrouiller le contrat. L’acheteur veut rester dans le périmètre de la procédure. Le fournisseur, de son côté, essaie d’interpréter les signaux faibles. Résultat : chacun croit bien faire, mais le projet dérive, faute d’alignement clair sur le rôle de chacun.
Le processus, pourtant conçu pour cadrer et fluidifier, devient source d’incompréhension. Il crée des effets de latence, de double validation, de surcharge cognitive. Les projets avancent, mais dans une tension permanente. Et les décisions se prennent trop souvent hors cadre, en gestion de crise, puis sont “régularisées” après coup.
Trois dynamiques internes qui fragilisent le processus
Le premier facteur de fragilité, c’est la désynchronisation des temporalités. Le métier travaille sur un projet avec un timing serré. Il consulte un fournisseur, parfois avant l’engagement achat. Puis il saisit la demande dans l’outil. Le service achat découvre le besoin en cours de route. La consultation est lancée en urgence, souvent sans réelle phase de sourcing. Le juridique est sollicité en fin de chaîne, parfois après que la prestation a commencé. Et la direction financière découvre un contrat à posteriori. Tout le monde est dans le processus, mais à des moments différents, sans dialogue préalable.
Le deuxième frein, plus subtil, c’est le manque de langage commun. Le métier parle en livrables, le juridique en clauses, la finance en engagement, l’acheteur en panel fournisseur. Chacun reste dans son référentiel, ce qui complique les arbitrages, la négociation, la rédaction du contrat. Des incompréhensions surgissent, non pas sur le fond, mais sur la manière de formuler les choses. Et au lieu de prendre des décisions partagées, on se contente de compromis fragiles.
Le troisième blocage est lié à l’absence de gouvernance achat en mode projet. Trop souvent, le processus est pensé en séquentiel, alors que le besoin est transversal. Il n’y a pas de chef de projet achat désigné. Pas de comité de pilotage formalisé. Chacun travaille “sur sa partie”, sans coordination réelle. Et le processus devient un enchaînement d’étapes, au lieu d’être un cadre vivant de décision collective.
Des conséquences concrètes, rarement mesurées
Ce désalignement ne produit pas toujours des échecs spectaculaires. Mais il génère des pertes cumulées, qui fragilisent la chaîne de valeur.
Les fournisseurs sont sélectionnés trop vite ou mal briefés. Le cadrage contractuel est incomplet ou flou. Les engagements qualitatifs sont mal suivis. Le pilotage opérationnel est dispersé. Et surtout, le retour d’expérience n’est pas capitalisé, car personne ne porte réellement l’analyse en bout de course.
Ce fonctionnement crée une fatigue interne. Les prescripteurs se méfient du processus. Les acheteurs perdent en légitimité. Les juristes sont submergés. Les directions générales finissent par croire que “l’achat est un centre de coût”, alors même qu’il devrait être un centre de pilotage stratégique.
Le plus dommageable, c’est que le processus achat fonctionne techniquement, mais ne délivre pas ce qu’il pourrait produire : de la cohérence, de la sécurité, de la compétitivité et du temps gagné.
Une méthode simple pour réaligner le processus achat sur la réalité des projets
Le désalignement des acteurs internes est rarement résolu par une nouvelle procédure. Il nécessite une méthode claire, structurée, mais surtout applicable dans les organisations réelles, avec leurs contraintes, leurs silos, leurs urgences.
Voici cinq leviers concrets pour faire du processus achat un cadre commun, partagé et porteur de valeur.
1. Instaurer une instance achat projet dès le cadrage initial
Dans tout projet stratégique ou transverse, il est essentiel de désigner un acheteur chef de file dès la phase de cadrage. Cette personne n’est pas seulement là pour gérer la consultation. Elle doit être impliquée en amont pour comprendre les enjeux, intégrer les contraintes contractuelles, anticiper les risques et co-construire le périmètre d’achat avec les prescripteurs.
Cette gouvernance achat doit être formalisée dans les projets sensibles : budget supérieur à un seuil critique, enjeux juridiques forts, impact stratégique. Elle permet de sortir d’un fonctionnement en silo, en instaurant un cadre commun entre métiers, juridique, finance et achats.
2. Formaliser une cartographie des responsabilités partagées
Le processus achat ne doit pas être une suite d’étapes impersonnelles. Il doit refléter qui fait quoi, quand, et avec quels attendus. Une matrice simple (type RACI) peut clarifier les rôles de chaque fonction dans les moments clés : cadrage du besoin, sélection fournisseur, validation contrat, suivi de prestation.
Ce référentiel ne remplace pas la procédure. Il humanise le processus en rendant visibles les points de passage, les arbitrages nécessaires, les moments de coordination. Il crée une culture projet, au-delà de la mécanique administrative.
3. Traduire les besoins métier en livrables opérationnels et contractuels
L’un des nœuds du dysfonctionnement vient de la mauvaise traduction entre le langage métier et les exigences contractuelles. Pour éviter les écarts d’interprétation, il est essentiel d’apprendre à formuler un besoin en livrables vérifiables, et à les intégrer dans les documents de consultation.
Cela suppose une montée en compétence mutuelle : les acheteurs doivent comprendre les enjeux techniques du métier, et les prescripteurs doivent intégrer la logique contractuelle de l’achat. Cette traduction ne doit jamais être déléguée à un prestataire. Elle appartient à l’organisation.
4. Intégrer un jalon d’alignement avant le lancement de la consultation
Avant toute mise en concurrence, il est utile d’organiser un jalon d’alignement entre les fonctions clés (achat, prescripteur, juridique, finance). Ce moment n’a pas besoin d’être long ou formel. Il vise à valider quatre éléments : le besoin est bien exprimé, le budget est sécurisé, les critères sont pertinents, la stratégie contractuelle est claire.
Ce point d’étape évite les relances ultérieures, les corrections de cahier des charges, les litiges internes. Il permet d’entrer dans le process de consultation avec une vision partagée, ce qui réduit considérablement les délais et les frictions.
5. Instaurer un retour d’expérience systématique après chaque projet sensible
Un REX achat n’est pas une formalité. C’est un outil d’apprentissage collectif. Après chaque marché complexe ou stratégique, il est essentiel d’organiser une réunion courte entre parties prenantes pour identifier ce qui a bien fonctionné, ce qui a posé problème, et ce qui pourrait être amélioré dans le processus.
Ces retours doivent être archivés, synthétisés, et intégrés à la documentation achat. Ils forment une base de capitalisation précieuse pour améliorer les pratiques, ajuster la procédure, ou enrichir les modèles contractuels. Sans mémoire achat, il n’y a pas de montée en maturité.
Conclusion – De la procédure appliquée à la performance partagée
Le processus achat n’est pas une entrave. Il est, en soi, un atout stratégique. Mais à condition qu’il soit partagé, compris, et intégré dans la logique réelle des projets.
L’enjeu n’est pas de le simplifier à outrance, ni de le rigidifier davantage. Il s’agit de créer une dynamique collective autour de la fonction achat, en redonnant de la lisibilité, de la responsabilité, et du lien entre les fonctions.
Ce changement ne passe pas nécessairement par de nouveaux outils. Il commence par une posture : celle d’un service achat qui ne pense pas “étapes”, mais “alignement”, “partenariat”, et “valeur livrée”.
En réintroduisant la coordination humaine dans un processus déjà bien structuré, les entreprises peuvent redonner au process achat sa pleine utilité : cadrer sans bloquer, sécuriser sans ralentir, performer sans rigidifier.