
Longtemps cantonnée à une fonction support, la direction des achats s’impose aujourd’hui comme un centre de gravité stratégique. Dans un environnement instable, c’est elle qui sécurise l’opérationnel, pilote la transformation, anticipe les risques. Et parfois, sauve la rentabilité. Retour sur une montée en puissance bien méritée.
Un rôle qui dépasse (largement) le cost-killing
Ceux qui croient encore que la direction des achats se résume à “faire baisser les prix” n’ont manifestement pas mis les pieds dans un comité de pilotage fournisseurs depuis 2010. La réalité du terrain est autrement plus complexe : entre pénuries matière, volatilité des marchés, exigences RSE et pression réglementaire, l’acheteur n’est plus un négociateur, c’est un équilibriste stratégique.
Aujourd’hui, la direction des achats est attendue sur plusieurs fronts :
- Réduire les coûts, oui, mais sans compromettre la qualité ni la continuité ;
- Structurer la relation fournisseur sur le long terme (SRM, co-innovation, risk-sharing) ;
- Garantir la conformité réglementaire (devoir de vigilance, CSRD, RGPD…) ;
- Et surtout, anticiper l’imprévisible : guerre, inflation, rupture logistique, changement climatique.
Dans beaucoup de groupes, c’est la direction des achats qui a absorbé l’onde de choc du Covid, des semi-conducteurs, de la guerre en Ukraine. Et qui a transformé ces crises en opportunités de réorganisation.
Structurer la dépense : un chantier permanent
La direction des achats a pour mission de reprendre le contrôle de la dépense. Pour cela, elle structure les flux via :
- Des cartographies de dépenses par segment/famille ;
- La mise en place de contrats-cadres nationaux ou internationaux ;
- Le rationalisation du panel fournisseurs, parfois drastique (exit les fournisseurs “one-shot”) ;
- Et un travail de fond avec les prescripteurs internes pour cadrer le “besoin réel” versus le “souhaité”.
Ce chantier de structuration est d’autant plus critique que le hors contrat, les achats sauvages ou les approvisionnements indirects non maîtrisés peuvent représenter jusqu’à 30 % de la dépense dans certains secteurs.
Dans les organisations matures, la direction des achats pilote désormais le TCO, voire le TVO (Total Value of Ownership). On ne parle plus seulement de coût d’achat, mais de valeur globale générée : services inclus, impact carbone, taux de panne, flexibilité contractuelle.
Centralisation, mutualisation, mais sans rigidité
Les tendances sont claires : mutualisation des achats indirects, centralisation des négociations cadre, mise en place de plateformes digitales e-procurement, etc. Objectif : gagner en puissance d’achat, standardiser, sécuriser.
Mais attention aux écueils. Une direction des achats performante sait doser :
- Centralisation sur les segments à forte volumétrie ou à enjeu stratégique ;
- Décentralisation contrôlée pour les besoins métiers spécifiques ou locaux.
L’enjeu : ne pas devenir une direction “blocage”, mais rester un partenaire métier. Cela suppose une posture de “business partner” : comprendre les enjeux des opérationnels, parler leur langage, proposer des solutions, pas juste des processus.
Digitalisation : outil, pas finalité
Tout le monde veut son outil P2P, son SRM, son TMS, son RPA. Très bien. Mais digitaliser sans clarifier les processus achats, c’est automatiser le désordre.
La digitalisation réussie passe par :
- La refonte des processus source-to-contract et procure-to-pay ;
- Une bonne qualité de la donnée fournisseurs ;
- Une gouvernance claire des workflows ;
- Et surtout, une adoption par les prescripteurs.
Le digital permet d’aller plus vite, de piloter mieux, de sécuriser davantage. Mais il ne remplace ni l’intelligence humaine, ni la négociation, ni la finesse du lien fournisseur. Une bonne direction des achats reste une direction de relations humaines, outillée intelligemment.
RSE, conformité, devoir de vigilance : le virage éthique de l’achat
Depuis la loi Sapin 2 et le devoir de vigilance, les acheteurs se retrouvent au carrefour d’exigences nouvelles. On ne parle plus seulement de clauses RSE symboliques, mais de véritables exigences contractuelles :
- Audits fournisseurs sur les conditions de travail,
- Exclusion des fournisseurs ne respectant pas le code de conduite,
- Intégration de critères ESG dans les appels d’offres,
- Suivi des émissions CO₂ dans le cycle de vie produit.
L’acheteur devient un garant éthique. Il doit parfois dire non à des fournisseurs peu vertueux, malgré un bon prix. Et il doit construire des panels durables, avec une vision long terme.
Leadership transversal : l’acheteur comme centre de décision
La direction des achats se situe rarement tout en haut de l’organigramme. Pourtant, dans les faits, elle intervient sur toutes les strates stratégiques : finance, production, juridique, IT, RH, RSE…
Un bon directeur achats n’est pas un technicien de l’achat. C’est un leader transversal capable de :
- Mobiliser les parties prenantes internes ;
- Challenger les besoins ;
- Trancher quand il le faut, même face à un sponsor projet haut placé ;
- Négocier en externe tout en influençant en interne.
Dans les entreprises les plus avancées, la direction des achats participe au Comex ou au Codir, pilote des projets de transformation, et est impliquée dans les décisions stratégiques à impact business fort.
Conclusion : la direction des achats, nouveau contre-pouvoir économique interne
Dans un monde en tension, la direction des achats est le garde-fou économique et stratégique de l’entreprise. Elle ne se contente plus d’acheter, elle sécurise, structure, oriente. Elle veille aux marges, mais aussi à la réputation. Elle pilote les coûts, mais aussi les risques.
Le métier évolue, se complexifie, gagne en reconnaissance. Pour ceux qui le pratiquent au quotidien, il est clair qu’on n’est plus simplement “acheteur”. On est chef d’orchestre, diplomate, stratège et parfois pompier de luxe.
Et pour ceux qui sous-estiment encore la puissance d’une direction des achats bien structurée ? Une seule question : à combien est chiffrée votre dépendance fournisseur n°1 ?