
La fonction achats évolue plus vite qu’elle ne le laisse paraître. Derrière une apparente stabilité – pilotage des appels d’offres, négociation, contractualisation, une transformation de fond s’opère. Portée par la montée en puissance de la donnée, de la responsabilité sociétale et des nouvelles exigences business, elle rebat les cartes du profil idéal.
Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les outils ou les méthodes qui changent, mais les compétences humaines, cognitives et relationnelles attendues chez un acheteur. Cette mutation, souvent sous-estimée, reconfigure en profondeur les pratiques, les recrutements et les trajectoires de carrière.
Le faux calme de la fonction achats : une recomposition progressive
Dans l’organigramme d’entreprise, la fonction achats est souvent perçue comme l’un des piliers les plus stables. Pourtant, elle absorbe depuis plusieurs années des chocs répétés technologiques, réglementaires, géopolitiques qui remettent en question ses réflexes traditionnels.
Les fondamentaux demeurent : sécuriser les approvisionnements, maîtriser les coûts, structurer les relations fournisseurs. Mais les leviers évoluent. Ce ne sont plus les volumes ou la capacité de négociation brute qui déterminent la performance, mais la capacité à intégrer, synthétiser et arbitrer dans des écosystèmes de plus en plus mouvants.
Des acheteurs devenus chefs d’orchestre d’enjeux multiples
L’acheteur d’aujourd’hui ne peut plus se cantonner à son périmètre. Il est invité à intervenir sur :
- des critères RSE complexes (empreinte carbone, devoir de vigilance, achats inclusifs) ;
- des enjeux IT (cybersécurité, SaaS, conformité RGPD) ;
- des arbitrages juridiques, fiscaux ou géographiques ;
- des attentes clients nouvelles (traçabilité, éthique, localisme).
Cette pluralité repositionne le rôle. Le spécialiste produit laisse place à un profil hybride, capable de coordonner plusieurs fonctions autour d’un même flux. Il devient passeur de contraintes, traducteur de priorités, garant de la cohérence entre sourcing, usage et valeur perçue.
La montée des compétences transverses : ce qui change concrètement
Les recruteurs ne cherchent plus uniquement une “bonne négociatrice” ou un “expert de la famille IT”. Ils recherchent désormais des profils complets, avec des capacités transverses affirmées. Trois d’entre elles émergent particulièrement :
1. La culture de la donnée
Le recours à la BI (business intelligence), à l’analyse prédictive et aux tableaux de bord transverses devient incontournable. Un acheteur ne peut plus piloter à l’instinct. Il doit :
- comprendre les sources de données disponibles (SRM, ERP, CRM, indicateurs fournisseurs)
- identifier les biais ou les lacunes
- formuler des hypothèses d’optimisation basées sur des éléments factuels
Ce passage d’un rôle d’exécution à un rôle d’analyste demande des bases en data visualisation, en statistiques opérationnelles, voire en automatisation.
2. La capacité à travailler en inter-fonctionnel
L’époque où l’acheteur lançait un appel d’offres “en autonomie” est révolue. Désormais, il travaille en mode projet avec :
- le service juridique (pour les clauses RGPD, RSE, droits d’usage)
- le marketing ou les équipes produits (pour définir le juste besoin)
- la finance (pour assurer le bon rattachement analytique)
- les métiers (qui prescrivent la solution)
Cela implique un savoir-faire relationnel fin : savoir écouter, arbitrer, reformuler, convaincre. Le cœur de la compétence devient la co-construction, non la seule exécution.
3. Une posture de conseil interne
Le changement le plus subtil est sans doute celui-là. L’acheteur ne répond plus seulement à une demande, il la questionne. Il aide son interlocuteur à penser le besoin différemment :
- “Et si nous mutualisions cette prestation avec un autre service ?”
- “Quel est le niveau d’exigence minimum sur ce critère ?”
- “Quels seraient les impacts si nous changions le niveau de service ?”
Cette posture implique du leadership sans autorité : faire adhérer, sans contraindre. Ce rôle de business partner est aujourd’hui une compétence-clé.
Quand les anciennes compétences deviennent insuffisantes
À mesure que ces attentes montent, certaines compétences classiques deviennent secondaires :
- La négociation centrée sur le prix : encore utile, mais largement encadrée par des barèmes, des contrats-cadres ou des plateformes. L’expertise n’est plus la capacité à “arracher un -3 %”, mais à sécuriser un cadre robuste et évolutif.
- La connaissance technique produit poussée : dans de nombreux domaines, ce sont les prescripteurs métiers (R&D, IT, production) qui portent l’expertise. L’acheteur, lui, doit comprendre les usages et savoir interroger les impacts indirects.
- La maîtrise des outils “procédure” : les outils ERP, P2P ou e-sourcing sont désormais standardisés. Ce qui compte, c’est la capacité à les exploiter pour piloter, et non à les “remplir”.
Cas concret : mutation du profil d’acheteur IT
Prenons l’exemple emblématique de l’acheteur IT.
Il y a 10 ans :
- Spécialisation sur les licences logicielles
- Connaissance des coûts de maintenance
- Objectif : standardiser, massifier, négocier les remises
Aujourd’hui :
- Compréhension des logiques SaaS et des enjeux d’abonnement
- Évaluation de la conformité RGPD des éditeurs
- Analyse de la dépendance technologique
- Prise en compte de la cybersécurité dans les critères de sélection
- Arbitrage entre cloud souverain, edge computing ou infogérance.
👉 Même métier, compétences totalement transformées.
Des compétences techniques aux compétences d’influence
Si la maîtrise des outils reste importante, elle ne suffit plus. Le différenciateur se situe désormais dans les compétences comportementales et cognitives. L’acheteur devient un facilitateur, un médiateur, parfois même un influenceur interne.
Les soft skills qui montent en puissance :
- Curiosité métier : pour comprendre des univers variés (IT, marketing, production, juridique) et s’adapter à chaque interlocuteur.
- Agilité relationnelle : pour naviguer dans des environnements complexes et multiculturels.
- Résilience émotionnelle : pour gérer les tensions, les injonctions contradictoires (réduction de coûts vs exigences RSE) ou les arbitrages à haute visibilité.
- Esprit critique et synthèse : pour challenger des hypothèses, remonter des signaux faibles, reformuler un besoin imprécis.
Ces qualités ne sont plus accessoires. Elles sont devenues le socle d’un métier qui évolue en intensité relationnelle, bien au-delà du cadre contractuel ou des volumes négociés.
Impact RH : comment les directions achats peuvent accompagner cette mutation ?
Le changement de référentiel de compétences ne peut reposer sur les seuls individus. Il nécessite une adaptation structurée des pratiques RH au sein des directions achats. Trois leviers émergent :
1. Repenser les critères de recrutement
Plutôt que de chercher un “acheteur avec 5 ans d’expérience dans le transport”, certaines entreprises recrutent désormais :
- des profils hybrides issus du conseil, du marketing ou de la finance
- des candidats juniors avec fort potentiel analytique ou relationnel, quitte à former sur la technique achat
- des profils seniors capables de faire du lien, plus que d’exécuter des procédures
Le contenu des entretiens évolue aussi : mise en situation, cas pratiques, compréhension de scénarios complexes
2. Créer des passerelles internes et des mobilités croisées
Certaines directions achats repensent leurs parcours pour favoriser les transversalités :
- mobilités croisées avec les directions métiers (R&D, finance, développement durable)
- programmes de mentorat croisé entre acheteurs seniors et jeunes profils digitaux
- affectations temporaires en mode projet transverse (fusions, projets ERP, lancement de gamme)
L’objectif est de favoriser l’apprentissage interfonctionnel, au cœur des nouvelles exigences du métier.
3. Faire évoluer les plans de formation
Les plans de formation classiques centrés sur la négociation, les achats publics ou les méthodologies RFI-RFQ laissent place à des modules orientés :
- pilotage par les données
- management de la relation fournisseur
- évaluation des risques ESG
- influence, communication et prise de parole
Des entreprises intègrent désormais des contenus d’initiation au design thinking ou à la gestion de crise dans leurs parcours “acheteur 360”.
Quand l’organisation évolue à son tour : vers des fonctions achats augmentées
Certaines organisations sont allées plus loin et ont repensé l’architecture même de leur direction achats. Exemples concrets observés dans des groupes français ou européens :
- Création d’un poste de data analyst achats, en appui des équipes famille
- Intégration d’un coordinateur ESG achats, en lien avec la direction RSE et le juridique
- Mise en place de business partners achats affectés à une BU ou une direction métier, comme cela se pratique en finance.
Ces transformations montrent une chose : le métier d’acheteur devient modulable, personnalisable selon les enjeux du moment. On passe du “profil unique” à un écosystème de rôles complémentaires, selon les expertises à mobiliser.
Conclusion : vers un acheteur augmenté, pas un acheteur submergé
Loin d’un empilement de missions, le rôle de l’acheteur évolue vers un modèle d’équilibriste stratégique. Il ne se contente plus de sécuriser une opération, il structure un écosystème de performance, sous contraintes multiples.
Dans un monde de plus en plus incertain, celui qui sait relier des contraintes, créer du lien entre les fonctions, piloter avec agilité et expliquer ses arbitrages, devient essentiel. C’est cela, le nouveau profil de l’acheteur : ni technicien pur, ni manager pur, mais médiateur de la valeur.